14.
« Et n’oubliez pas, si vous vous servez de vos mains, ou faites un geste avec n’importe quelle partie du corps, ou employez n’importe quelle partie du mot, vous perdrez votre chance de viser les dix mille dollars. Donnez simplement une liste. Bonne chance. »
Dick CLARK,
The Ten Thousand Dollar Pyramid
Ils prétendaient à peu près tous qu’ils avaient perdu leurs facultés émotives. Mais, apparemment pensait Garraty alors qu’ils marchaient le long de l’U.S. 202 avec Augusta à près de deux kilomètres derrière eux, ce n’était pas vrai. Comme une guitare maltraitée, trimbalée et cabossée par un musicien insensible, les cordes n’étaient pas cassées mais gravement désaccordées, discordantes, chaotiques.
Augusta ne ressemblait pas à Oldtown. Oldtown n’était qu’un New York plouc et bidon. Augusta était une espèce de ville nouvelle, une cité de fêtards d’occasion, pleine d’un million d’ivrognes danseurs de boogie, de cinglés et de fous furieux.
Ils avaient entendu et deviné Augusta bien avant d’y arriver. À plus de cinq kilomètres, ils percevaient le bruit de la foule. Il donnait à Garraty la vision de grandes vagues s’écrasant sur une côte lointaine. Les lumières remplissaient le ciel d’une sorte de bulle lumineuse pastel, apocalyptique, qui rappela à Garraty des images qu’il avait vues dans les livres d’histoire sur l’attaque aérienne allemande contre la côte atlantique des États-Unis dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale.
Ils se regardèrent tous en resserrant les rangs avec inquiétude, comme de petits garçons surpris par un orage ou des vaches durant une tempête de neige. Le bruit grondant de la foule évoquait une rougeur à vif. Une faim dévorante. Garraty eut la vision très nette et hallucinante d’un monstrueux dieu Foule surgissant toutes griffes dehors du bassin d’Augusta, sur des pattes d’araignée écarlates, pour les manger tous tout crus.
La ville elle-même fut avalée et enterrée. Dans un sens très réel, il n’y eut pas d’Augusta ; plus de grosses dames, ni de jolies filles, ni de messieurs pompeux, ni d’enfants à la culotte mouillée brandissant des nuages de barbe à papa. Il n’y avait pas d’Italien agité pour lancer des tranches de pastèque. Rien que la Foule, une créature sans tête, sans corps, sans esprit. La Foule n’avait qu’une voix et un œil et il n’était pas surprenant qu’elle fût à la fois Dieu et Mammon. Garraty le sentait. Il savait que les autres le sentaient aussi. Ils avaient l’impression de marcher entre des pylônes électriques géants ils sentaient leurs cheveux se dresser sur leur tête à chaque décharge, leur langue fourmillait de picotements et leurs yeux semblaient crépiter et lancer des étincelles en roulant dans leurs orbites humides. Il fallait plaire à la Foule. Il fallait la craindre et l’adorer. Ultimement, il fallait se sacrifier à la Foule.
Ils marchaient dans les confettis jusqu’aux chevilles. Ils se perdaient de vue et se retrouvaient dans la tempête de serpentins et de petits bouts de papier. Garraty en attrapa un au vol et y lut une publicité de culturisme Charles Atlas. Il en saisit un autre et se trouva nez à nez avec John Travolta.
Et au sommet de cette surexcitation, au sommet de la première côte de la Route 202, dominant l’autoroute envahie derrière eux et la ville bondée à leurs pieds, deux énormes projecteurs trouaient la nuit dans un éblouissement blanc-mauve, et le commandant était là. Il s’éloignait régulièrement d’eux dans sa jeep comme une hallucination, figé comme un passe-lacet dans son salut militaire, fantastiquement indifférent à la foule gigantesque qui l’entourait.
Et les marcheurs… non, les cordes de leurs émotions n’étaient pas cassées mais gravement désaccordées. Ils avaient lancé de folles acclamations, avec des voix enrouées et totalement inaudibles, les trente-sept qui restaient. La Foule ne les avait pas perçues mais elle devait comprendre, elle comprenait sûrement que la boucle de l’adoration de la mort et du désir de mort était bouclée pour une autre année et la Foule devenait complètement démente, se convulsait dans un paroxysme de plus en plus violent. Garraty ressentit une vive douleur dans le côté gauche de la poitrine mais ne put cependant s’arrêter de crier, tout en devinant qu’il se poussait lui-même jusqu’à l’extrême bord de la catastrophe.
Un marcheur aux yeux sournois nommé Milligan les sauva tous en tombant à genoux, les yeux fermés, les mains pressées sur ses tempes comme s’il essayait d’empêcher sa tête d’éclater. Il tomba sur le nez, en écrasa le bout comme de la craie sur la chaussée noire – comme c’est bizarre, pensa Garraty, ce garçon qui use son nez sur la route –, et puis Milligan fut miséricordieusement fusillé. Après cela, les marcheurs cessèrent de crier. Garraty était très effrayé par cette douleur dans sa poitrine qui ne se calmait que partiellement. Il se promit que ce serait la fin de la folie.
— Nous nous rapprochons de ton amie ? demanda Parker.
Il n’avait pas faibli mais s’était un peu radouci. Garraty l’aimait bien, maintenant.
— Quatre-vingts kilomètres environ. Peut-être cent. Plus ou moins.
— Tu as une sacrée chance, Garraty, dit Parker avec nostalgie.
— Ah oui ?
Il était étonné. Il tourna la tête pour voir si Parker se moquait de lui. Mais il ne riait pas.
— Tu vas voir ta môme et ta mère. Qui est-ce que je vais voir, avant la fin ? Personne d’autre que ces porcs ! gronda Parker en faisant un bras d’honneur à la foule qui prit cela pour un salut et l’acclama en délirant. J’ai le mal du pays. Et j’ai peur… Cochons ! hurla-t-il soudain à la foule. Bande de cochons !
On l’acclama plus fort que jamais.
— J’ai peur aussi. Et j’ai le mal du pays comme toi. Je… eh bien, nous… Nous sommes tous trop loin de chez nous. La route nous éloigne. Je les verrai peut-être mais je ne pourrai pas les toucher.
— Le règlement dit…
— Je connais le règlement. Un contact corporel avec qui je veux, du moment que je ne quitte pas la route. Mais ce n’est pas la même chose. Il y a un mur.
— Tu peux parler, tiens ! Tu vas les voir, quand même.
— Ça risque d’être encore pire, dit McVries.
Il les avait rejoints sans bruit. Ils venaient de passer sous un feu clignotant jaune, au carrefour de Winthrop. Garraty voyait encore son reflet sur la chaussée, un effroyable œil jaune qui se fermait, s’ouvrait.
— Vous êtes tous fous, dit aimablement Parker. J’aime mieux me tirer.
Il pressa un peu le pas et disparut bientôt dans les ombres mouvantes.
— Il nous croit amoureux l’un de l’autre, dit McVries avec amusement, et Garraty sursauta.
— Il quoi ?
— C’est pas le mauvais cheval, tu sais, dit McVries, l’air songeur en coulant vers Garraty un regard ironique. Il a peut-être à moitié raison. C’est peut-être pour ça que je t’ai sauvé la peau. J’en pince peut-être pour toi.
— Avec une gueule comme la mienne ? Je croyais que les pédales comme toi préféraient les grands minces.
Malgré tout, il était mal à l’aise, tout à coup. Soudain, d’une manière choquante, McVries demanda :
— Tu me laisserais te branler ?
— Qu’est-ce qui te…
— Ah, boucle-la ! grogna McVries. Tu me les brises avec tes grands airs vertueux. Je ne vais même pas te faciliter les choses en te disant si je plaisante ou non. Alors, qu’est-ce que tu dis ?
Garraty avait quelque chose de poisseux dans la gorge. Le drame, c’était qu’il avait envie d’être touché. Pédé ou pas pédé, qu’est-ce que ça pouvait faire maintenant qu’ils étaient tous en train de mourir ? Tout ce qui comptait, c’était McVries. Mais il ne voulait pas que McVries le touche, pas de cette façon.
— Eh bien, c’est vrai que tu m’as sauvé la vie…
Il laissa l’idée en suspens. McVries rit.
— Je devrais me considérer comme un salaud parce que tu me dois quelque chose et que j’en profite ? C’est ça ?
— Fais ce que tu veux, dit sèchement Garraty. Mais arrête tes petits jeux.
— Ça veut dire oui ?
— Fais ce que tu veux ! glapit Garraty et Pearson, qui baissait les yeux, presque hypnotisé par ses pieds, releva la tête en sursautant. Fais ce que tu veux, merde !
McVries rit encore.
— T’es un type bien, Ray. N’en doute jamais.
Il lui donna une claque sur l’épaule et se laissa distancer.
— Il n’en aura jamais assez, dit Pearson d’une voix lasse.
— Hein ?
— Plus de quatre cents kilomètres. Mes pieds sont comme du plomb avec du poison dedans. Mon dos brûle. Et ce con de McVries n’en a pas encore assez. On dirait un homme affamé qui se bourre de laxatifs.
— Il veut souffrir, c’est ça que tu penses ?
— Bon Dieu, qu’est-ce que tu crois ? Il devrait porter une pancarte, TAPEZ-MOI DESSUS. Je me demande ce qu’il essaie d’expier.
— Je ne sais pas…
Garraty allait dire quelque chose mais il vit que Pearson ne l’écoutait plus. Il regardait de nouveau ses pieds, les traits tirés, creusés de rides d’horreur. Il avait perdu ses souliers. Ses chaussettes de tennis sales traçaient des arcs grisâtres dans l’obscurité.
Ils passèrent un panneau annonçant LEWISTON 50 KM et un kilomètre plus loin il y avait une grande enseigne lumineuse dont les ampoules électriques écrivaient GARRATY 47.
Garraty voulait s’assoupir mais n’y arrivait pas. Il comprenait ce que voulait dire Pearson à propos de son dos. Sa propre colonne vertébrale était comme une tige de feu. Les muscles de ses jarrets lui faisaient l’effet de plaies ouvertes, enflammées. L’engourdissement de ses pieds avait cédé la place à une douleur beaucoup plus aiguë, plus précise que tout ce qu’il avait souffert jusqu’à présent. Il n’avait plus faim, mais il avala quand même quelques concentrés. Plusieurs des marcheurs n’étaient plus que des squelettes ambulants, des horreurs issues de camps de la mort. Garraty ne voulait pas leur ressembler… mais naturellement, cela viendrait. Il se passa une main sur le flanc et joua du xylophone sur ses côtes.
— Ça fait un moment que je n’ai pas de nouvelles de Barkovitch, dit-il pour tenter d’arracher Pearson à sa tragique concentration… qui donnait l’impression de voir une réincarnation d’Olson.
— Non. Quelqu’un a dit qu’une de ses jambes est devenue raide pendant la traversée d’Augusta.
— C’est vrai ?
— À ce qu’il paraît.
Garraty eut soudain envie de ralentir et d’aller voir Barkovitch. Il fut difficile à trouver, dans la nuit, et Garraty écopa d’un avertissement, mais finalement il l’aperçut, dans les derniers. Il se traînait en boitant, la figure crispée. Ses yeux étaient presque fermés, au point de ressembler à des pièces de monnaie vues par la tranche. Il avait perdu son blouson. Il parlait tout seul d’une voix tendue, monotone.
— Salut, Barkovitch, dit Garraty.
Barkovitch frissonna, trébucha et reçut un troisième avertissement.
— Là ! glapit-il rageusement. Tu vois ce que tu as fait ? Vous êtes contents, tes petits copains merdeux et toi ?
— Tu n’as pas trop bonne mine.
Barkovitch sourit d’un air rusé.
— Ça fait partie du plan. Tu te souviens quand je vous parlais du plan ? Vous ne vouliez pas me croire. Olson ne me croyait pas. Ni Davidson. Gribble non plus. (La voix baissa jusqu’au chuchotement gourmand, aigre de dépit.) Garraty, j’ai dansé sur leurs tombes !
— Tu as mal à la jambe ? demanda tout bas Garraty. Dis donc, c’est moche, ça.
— Plus que trente-cinq à épuiser. Ils vont tous se désintégrer cette nuit. Tu verras. Y en aura pas une douzaine encore sur la route quand le soleil se lèvera. Tu verras. Toi et tes folles perdues de petits amis, Garraty. Tous morts avant le matin. Morts avant minuit !
Garraty se sentit subitement très fort. Il savait que Barkovitch n’en avait plus pour longtemps. Il avait envie de courir, avec ses reins en compote, son dos et ses pieds douloureux et tout, de courir raconter à McVries qu’il allait réussir à tenir sa promesse.
— Qu’est-ce que tu demanderas ? dit-il. Quand tu gagneras ?
Barkovitch sourit largement, comme s’il avait attendu cette question. Dans la lumière indécise, sa figure parut se friper comme si elle était coincée entre deux mains géantes.
— Des pieds en plastique, Garraty. Je vais me faire couper ceux-là, qu’ils aillent se branler s’ils ne supportent pas la plaisanterie. Je m’en ferai mettre des neufs, en plastique, et ceux-là je les collerai dans une machine à laver automatique et je les regarderai tourner et tourner et tourner…
— Je pensais que, peut-être, tu souhaiterais avoir des amis, dit tristement Garraty, avec un enivrant sentiment de triomphe, presque suffocant.
— Des amis ?
— Parce que tu n’en as pas. Nous serons tous heureux de te voir mourir. Tu ne vas manquer à personne, Gary. Je marcherai peut-être derrière toi et je cracherai sur ta cervelle quand ils l’auront étalée en travers de la route. Je ferai peut-être ça. Nous le ferons peut-être tous.
C’était fou, fou, comme si toute sa tête s’envolait, comme le jour où il avait balancé le canon de sa petite carabine contre Jimmy, le sang… Jimmy hurlait… toute sa tête se défaisait dans une brume de chaleur, par la justice sauvage et primitive de l’acte.
— Ne me déteste pas, dit Barkovitch d’une voix geignarde. Pourquoi est-ce que tu veux me détester ? Je ne veux pas mourir, pas plus que toi. Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux que je regrette ? Je regretterai ! Je… je…
— Nous cracherons tous sur ta cervelle, dit Garraty. Tu veux me toucher aussi ?
Barkovitch, blême, le regarda, les yeux vagues, déroutés.
— Je… pardonne-moi, souffla Garraty.
Il se sentait sale, avili. Il se dépêcha de fuir Barkovitch. Il maudit McVries… Salaud, pensât-il, pourquoi ? pourquoi ?
Tout à coup les fusils aboyèrent et il y en eut deux qui tombèrent morts en même temps et l’un d’eux devait être Barkovitch, ça ne pouvait pas ne pas être Barkovitch. Et cette fois ce serait de sa faute, ce serait lui l’assassin, pensa Garraty.
Sur ce, Barkovitch éclata de rire. Le rire de Barkovitch s’élevait, de plus en plus fou, de plus en plus strident, couvrant jusqu’à la folie tumultueuse de la foule.
— Garraty ! Garratiiiiiii ! Je danserai sur ta tombe, Garraty ! Je danserai…
— Ta gueule ! cria Abraham. Ta gueule, bougre de petit enfoiré !
Barkovitch se tut, puis il se mit à sangloter.
— Ah, va te faire voir, marmonna Abraham.
— Ça y est, reprocha Collie Parker. Tu l’as fait pleurer, Abe, vilain garçon. Il va courir à la maison le dire à sa maman.
Barkovitch continua de sangloter. C’était un bruit creux, sec, qui donnait la chair de poule à Garraty. C’était un bruit désespéré.
— Est-ce que le petit momignon joli va courir rapporter à sa maman ? lança Quince de l’avant. Aaaaah ! Barkovitch, si c’est pas malheureux !
Fichez-lui la paix ! hurla Garraty dans sa tête, fichez-lui la paix, vous n’avez aucune idée de sa souffrance. Mais qu’est-ce que c’était que cette sale pensée hypocrite ? Il voulait que Barkovitch meure. Autant l’admettre. Il voulait que Barkovitch craque et crève voilà.
Et Stebbins était probablement là-bas derrière dans le noir, qui se moquait d’eux tous.
Il se dépêcha, rattrapa McVries, qui marchait paisiblement et contemplait distraitement la foule. La foule le regardait avec avidité.
— Si tu m’aidais à décider ? dit McVries.
— D’accord. Quel est le sujet de la décision ?
— Qui est dans la cage, eux ou nous ?
Garraty éclata d’un rire de réel plaisir.
— Nous tous ! Et la cage est dans la maison des singes du commandant.
Le rire ne se communiqua pas à McVries.
— Barkovitch est en train de basculer, n’est-ce pas ?
— Oui, je crois.
— Je ne veux plus voir ça. C’est dégueulasse. Et c’est de la triche. On construit tout autour de quelque chose… on prend quelque chose à cœur… et puis on n’en veut plus. Tu ne trouves pas dommage que les grandes vérités soient de tels mensonges ?
— Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi. Est-ce que tu te rends compte qu’il est presque 22 heures ?
— C’est comme si on s’entraîne au saut à la perche toute sa vie et puis on arrive aux Jeux olympiques et on se dit : « Pourquoi diable est-ce que j’irais sauter par-dessus cette barre à la con ? »
— Ouais… marmonna Garraty.
Depuis un moment, quelque chose le tracassait énormément. Baker les avait rejoints. Il le regarda, puis McVries et encore Baker.
— Est-ce que vous avez vu les… Olson est-ce que vous avez vu ses cheveux ? Avant qu’il soit descendu ?
— Qu’est-ce qu’ils avaient, ses cheveux ? demanda Baker.
— Ils devenaient gris.
— Mais non, c’est dingue ! protesta McVries mais il eut soudain l’air très effrayé. Non, c’était de la poussière ou quelque chose.
— Ils blanchissaient, insista Garraty. Ils avaient… ils étaient comme si nous étions sur cette route depuis toujours. C’est ça, les cheveux d’Olson qui blanchissaient… blanchissaient comme ça… c’est ça qui m’y a fait penser d’abord mais… c’est peut-être une espèce de folle immortalité.
La pensée était atrocement déprimante. Il regarda droit devant lui dans les ténèbres, en savourant le vent frais sur sa figure.
— Je marche, je marchais, je marcherai, j’aurai marché, psalmodia McVries. Est-ce qu’on traduit ça en latin ?
Nous sommes en suspens dans le temps, pensa Garraty.
Leurs pieds bougeaient mais pas eux. Les lueurs des cigarettes, dans la foule, le faisceau d’une torche électrique ou une fusée scintillante concurrençant les étoiles, de singulières constellations révélant leur existence devant et derrière eux pour disparaître aussitôt dans le néant.
— Brrr, fit Garraty en frissonnant. Y a de quoi devenir fou.
— Précisément, approuva Pearson, et il rit nerveusement.
Ils entamaient une longue côte en lacet. La chaussée était maintenant en béton précontraint, dur sous les pieds. Garraty croyait sentir chaque rugosité à travers des semelles en papier. Le vent capricieux dispersait en congères basses des emballages de chocolat, des cartons de pop-corn, des papiers gras. Par endroits, ils devaient presque patauger dans cet amas. Ce n’est pas juste, pensa Garraty en s’apitoyant sur son sort.
— Comment c’est, plus loin ? demanda McVries.
Garraty ferma les yeux et tenta de dessiner une carte dans sa tête.
— Je ne me rappelle pas toutes les petites villes. Nous arrivons à Lewiston, c’est la deuxième grande ville de l’État, plus grande qu’Augusta. Nous suivrons carrément l’avenue principale. Dans le temps, ça s’appelait Lisbon Street mais maintenant c’est Cotter Memorial Avenue. Reggie Cotter est le seul gars du Maine à avoir gagné la Longue Marche. Il y a longtemps.
— Il est mort, pas vrai ? dit Baker.
— Oui. Il a eu une hémorragie de l’œil et il a fini la Marche à moitié aveugle. C’était un caillot dans son cerveau. Il est mort huit jours après. Il y a très longtemps, répéta Garraty pour tenter faiblement d’amoindrir le fardeau.
Pendant un moment, personne ne parla. Les papiers de chocolat craquaient sous leurs pieds avec le bruit d’un lointain incendie de forêt. Une chandelle romaine partit dans la foule. On percevait une luminosité diffuse à l’horizon, signalant probablement les villes jumelles de Lewiston et d’Auburn, le pays des Duchette, des Aubuchon et des Lavesque, le pays du Nous parlons français ici. Garraty avait une envie presque obsessionnelle d’une plaque de chewing-gum.
— Qu’est-ce qu’il y a après Lewiston ?
— Nous descendrons par la Route 196, et puis par la 126 jusqu’à Freeport, où je vais voir ma mère et ma môme. C’est là aussi que nous passons sur l’U.S. 1. Et c’est là que nous resterons jusqu’à ce que ce soit fini.
— La grande autoroute, murmura McVries.
— C’est ça.
Les fusils les firent tous sursauter.
— Ça, c’est Barkovitch ou Quince, dit Pearson. Je ne vois pas bien… y en a un qui marche toujours… C’est…
Barkovitch éclata de rire dans la nuit, un son aigu, gargouillant, terrifiant.
— Pas encore, bande de putes ! Je ne suis pas encore foutu ! Pas encooooooooooore…
Sa voix montait de plus en plus haut. On croyait entendre une sirène d’incendie devenue folle. Et les mains de Barkovitch se levèrent brusquement comme des colombes effrayées prenant leur vol et ses ongles s’enfoncèrent dans sa propre gorge.
— Jésus Dieu ! gémit Pearson et il se vomit dessus.
Les autres s’écartèrent, s’enfuirent et se dispersèrent en tous sens, tandis que Barkovitch continuait de hurler, de se lacérer et de marcher, sa figure de fauve tournée vers le ciel, la bouche grande ouverte comme un trou d’ombre.
Enfin le bruit de sirène retomba et Barkovitch tomba avec. Les soldats le fusillèrent, mort ou vivant.
Garraty fit demi-tour et se remit à marcher dans le bon sens, vaguement reconnaissant de n’avoir pas eu d’avertissement. Il lisait la même horreur que la sienne sur la figure de tous ceux qui l’entouraient. L’épisode Barkovitch était terminé. Garraty se dit que ce n’était pas de bon augure pour ceux qui restaient, pour leur avenir sur cette sombre route sanglante.
— Je me sens mal, dit Pearson.
Il avait la voix morne, sans timbre. Il était pris de haut-le-cœur secs et, pendant un moment, il marcha cassé en deux.
— Ah. Ça ne va pas. Dieu. Je. Me. Sens. Mal. Aaaah.
McVries regardait droit devant lui.
— Je crois… Je voudrais devenir fou, dit-il posément.
Seul Baker ne dit rien. Et c’était curieux, parce que Garraty respira tout à coup une bouffée de chèvrefeuille de Louisiane. Il entendit le coassement des grenouilles dans les marais. Il sentit la moiteur perçut le bourdonnement des cigales creusant la rude écorce des cyprès pour leur sommeil sans rêves de dix-sept ans. Il vit la tante de Baker qui se balançait dans son fauteuil à bascule, les yeux rêveurs, souriants et vagues, assise sur son perron en écoutant les parasites et les voix lointaines de sa vieille radio Philco dans son meuble d’acajou fissuré et écaillé. Qui se balançait, se balançait, se balançait. Souriante, ensommeillée. Comme un chat qui a trouvé la crème et s’en est bien repu.